Yves Bertoncini est consultant en affaires européennes. Il est Président du Mouvement Européen – France depuis décembre 2016. Il enseigne ou a enseigné les questions européennes au Corps des Mines/Mines ParisTech (depuis 2007), au Collège d’Europe à Bruges (entre 2016 et 2019), à Sciences Po Paris (2001-11 et depuis 2018) et à l’École nationale d’administration (2007-09). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles et policy papers sur les enjeux européens, et plus particulièrement les enjeux politiques, institutionnels et civiques, et intervient régulièrement dans des conférences et dans les médias, en France et en Europe (voir www.yvesbertoncini.eu).
Vous êtes un passionné de la vie publique européenne, président du Mouvement européen France et vice-président du Mouvement Européen international, une personne engagée dans la construction européenne depuis plus de deux décennies avec vos convictions et vos valeurs. Dans le contexte des grandes mutations du monde et des différentes transformations et transitions aggravées par une crise sanitaire sans précédent que nous subissons actuellement, pensez-vous que le fédéralisme en Europe soit la solution pour notre avenir commun et résoudre les principaux défis économiques et sociétaux de notre continent ?
Vous parlez de grands défis de ce monde, la montée en puissance de la Chine notamment, c’est par exemple mieux de parler à la Chine en ayant une politique commerciale à 27 que tout seul. On va voir un exemple devant nous d’ailleurs, c’est celui du Royaume-Uni qui a choisi de partir et de quitter l’Union européenne, ce qui est tout à fait possible - et cela nous rappelle d’ailleurs que l’UE n’est pas une prison et qu’on a le droit d’en sortir. Et donc on va voir si la nouvelle situation des Britanniques va leur permettre en matière de politique commerciale d'obtenir tout ce qu'ils veulent, déjà dans la négociation avec nous Européens - je crois qu'ils n'ont pas obtenu grand-chose - mais on va également voir prochainement ce qu’ils obtiendront vis-à-vis de la Chine, des Etats Unis et d’autres partenaires… Deuxième exemple : la politique de concurrence, qui est aussi fédérale. Cela permet à l’UE de dire non à Google et à d’autres grands groupes quand les règles sont bafouées, de leur appliquer de grosses amendes, de faire respecter les lois anti-trust jusqu’à interdire à certains grands acteurs économiques de fusionner s’ils risquent d’avoir une position dominante en Europe. Troisième exemple : la politique monétaire, qui est fédérale pour les pays qui ont choisi de faire partie de l’union monétaire. J'observe à cet égard que les peuples qui se trouvent dans la zone euro n'ont pas envie d'en sortir et que, d'ailleurs, un a un, tous les partis nationalistes qui prêchaient la sortie de l'euro ont abjuré. Pourquoi ont-ils abjuré? Parce qu'ils se réclament des peuples, et qu’ils voient bien que les peuples veulent rester dans la zone euro. Ça été vrai de Marine Le Pen, même si ce n’est peut-être pas très sincère, c’est certainement tactique aussi de la part de Matteo Salvini, et même tout récemment du parti des Finlandais, qui vient de dire que pour lui pas question de sortir de l’Euro.
Donc voilà trois exemples, la politique commerciale, la politique de la concurrence et la politique monétaire qui montrent que lorsqu’on a pu faire un « saut fédéral », c'est tout de même très utile parce que « l'union fait la force » lorsqu’elle repose sur des mécanismes institutionnels et politiques permettant de prendre les décisions, même si ça ne veut pas dire que toutes les décisions sont parfaites. Pour la « politique monétaire », c'est la Banque centrale européenne, qui est un organisme indépendant, qui prend ces décisions. Concernant la « politique de concurrence », c'est un peu hybride , la Commission n’est pas indépendante mais décide seule. Alors que pour la « politique commerciale », la Commission propose et ce sont largement les Etats membres qui disposent, avec l’approbation du Parlement européen - et le fait qu'on puisse décider à la majorité qualifiée au Conseil (ce qui est un élément fédéral) peut aussi bien aider. Donc voilà pour ce constat d’un fédéralisme qui marche, et qu’il faudrait étendre aux autres défis que nous devons relever, en plus des défis commerciaux, concurrentiels et monétaires.
Vous avez co-rédigé : « Macron l’Européen : de l’Hymne à la joie à l’embarras des choix ». Au-delà du dernier mouvement de la 9ᵉ Symphonie de Beethoven, devenu l'hymne officiel de l'Union européenne, pouvez-vous préciser votre pensée profonde sur cette trajectoire de l’hymne à la joie à l’embarras des choix ? et quels sont-ils ?
Je vais reprendre un mot de Jacques Delors qui dit que pour l'Europe puisse avancer, il lui faut des architectes mais aussi des maçons. Jacques Delors ajoutant que souvent ce se sont les pompiers qui sont à l’oeuvre quand il y a des crises et Dieu sait qu'ils y en a eu en Europe ces derniers temps… Mais si l’on veut « construire » - on parle bien de « construction européenne » - il faut à la fois des architectes et des maçons : les architectes pour donner un sens, une vision d’ensemble, et les maçons ensuite pour bâtir brique après brique. Dans ce contexte, ce qu'on a d’abord voulu dire avec Thierry Chopin, c'est qu'Emmanuel Macron s'est d’emblée posé comme un bon architecte, en Européen convaincu - l’hymne à la joie symbolise cela, comme son choix de venir au Louvre - puis en développant une vision ambitieuse du rôle et de l’avenir de l’Union européenne. En revanche, on a regardé à mi-parcours ce qu'il en était de ses réalisations et donc effectivement on a constaté à l'époque qu'Emmanuel Macron avait fait des choix un peu malheureux, des choix de paroles, parfois des choix d’objectifs aussi, qui rendent son bilan à mi-parcours relativement modeste au regard de ses ambitions initiales. Je vais redire que les ambitions initiales me semblent dans l’ensemble très justes et clairvoyantes, mais que sans doute au regard de leur hauteur de vues, il faudra au moins deux quinquennats pour les réaliser. L'Europe ne se construit pas en un jour et donc il y a eu parfois un peu d’impatience et des maladresses de la part d’Emmanuel Macron. Il a aussi fait de mauvais choix de personnes parfois, de mauvais choix dans ses combats, comme par exemple son insistance sur le budget de la zone euro, encore lus difficile à mener quand on est Français, car on est tellement en défaut sur nos engagements budgétaires qu'on n'est plus crédible. Maintenant il faudra faire le vrai bilan européen d’Emmanuel Macron à la fin du premier quinquennat, qui va coïncider avec la présidence française de l’UE. Je crois qu’Emmanuel Macron essayera de pousser son avantage à ce moment-là, pour le meilleur et pour le pire, et puis j'ai dit à la fin de son premier quinquennat, cela supposerait qu'il puisse obtenir un second, ce qui est loin d’être acquis…
Brexit le Royaume-Uni s'est retiré de l’union européenne, de l'union douanière et du marché unique le 31 décembre 2020 Pouvons-nous considérer que le Brexit sera- une chance pour l’Union européenne ? quelles en sont à votre avis les principales conséquences ? et pour la France ?
Le Brexit, c'est une amputation politique, mais c'est aussi un choix démocratique. C'est un divorce par consentement mutuel même si ce n'est pas nous les Européens qui avons demandé le divorce et donc, comme dans tout divorce, il y a des coûts, des coûts que les Britanniques vont assumer en grande partie. Pour la France, c'est très concret, nous avons pu limiter les coûts endurés, contribuer à la conclusion d’un accord de divorce, puis d’un nouveau partenariat, qui tranche forcément avec la situation précédente. Il y a certes un accord commercial, mais il y a désormais des formalités douanières, donc ça peut pénaliser des exportateurs français vers le Royaume-uni, ça peut aussi pénaliser des importateurs, y compris s’ils ont des sous-traitant au Royaume-uni. On a vu que nos pécheurs avaient vu leurs droits globalement sauvegardés, sauf qu’au bout de 5 à 6 ans, ils vont perdre quand même près de 20 % de leur accès aux eaux territoriales britanniques. En termes de libre circulation des personnes, nos jeunes qui voulaient aller tenter leur chance à Londres sans avoir besoin de papiers spécifiques sont désormais entravés dans leur entreprise… Donc il y a des coûts pour la France, que pour l'instant on ne les voit pas trop, parce que le Brexit est longtemps resté virtuel : il y a eu toute cette période de transition, puis le ralentissement lié au coronavirus, et depuis que le Brexit est effectif, nous allons en voir les effets de plus en plus nettement.
Maintenant, si on regarde l'UE, je disais que le Brexit était une amputation. L’Europe se rétrécit, en passant de plus de 512 Millions à 443 Millions de citoyens, soit moins de 6 % de la population mondiale. Nous avons perdu un gros morceau, un « membre supérieur » de l’UE. Les "membres inférieurs » demeurent - l’Allemagne et la France-, l’Union européenne a
gardé ses deux jambes, mais on lui a quand même coupé un bras ! Alors si on veut être positif, on peut considéré que le bras britannique gangrénait l’Europe que c'est bien de l’avoir coupé ! Mais gangrener, cela veut dire quoi? Peut-être un pays trop libéral ? Donc ceux qui veulent pousser en faveur de l’Europe sociale seront satisfaits, même s’ils pourront constater que les réticences sur ce point n’émanaient pas seulement de Londres… Peut-être le Royaume-Uni était-il un pays trop atlantiste? Donc oui ça en fait un de moins dans l’UE, mais là encore, il en reste une bonne majorité… Sans doute le Royaume-uni était-il un pays pas du tout engagé pour une Europe forte à vocation fédérale. C'est vrai que le « Plan de relance », qui est une avancée historique proposé en 2020, aurait pu de pas être accepté avec les Britanniques. Mais nous l’aurions fait juste à coté de l’UE, comme pour le Mécanisme européen de stabilité ayant financé la Grèce, l’Irlande, le Portugal et Chypre. Même chose sur les quelques avancées qu'il y a eu depuis le Brexit en matière de Défense européenne : les Britanniques auraient certainement fait obstacle à tout ça. Cette thèse de la « gangrène » est plus positive, plus optimiste : elle dit que oui, le Brexit est certes une
amputation, mais qu'au final, elle sera salutaire… Ce qui est sûr, c'est que cela donne des responsabilités supplémentaires à l'Allemagne et à la France. Parce que si on parle beaucoup du couple Franco - Allemand, c’était quand même un « ménage à trois » avec le Royaume-uni. Et d'un coup le poids relatif de la France et de l'Allemagne augmente plus encore dans l’UE et dans la zone euro en termes de population, en termes de PIB et en termes politiques.
Abordons le COVID 19 et l’Europe. Fin Février 2021, s’est ouvert un sommet extraordinaire des dirigeants européen pour ajuster la stratégie commune de l'UE face à la pandémie durant lequel les Vingt-Sept ont discuté de l'approche commune à adopter face aux variants du coronavirus. L'occasion pour les chefs d'Etat et de gouvernement d'aborder la stratégie vaccinale européenne, mais aussi la question des restrictions portant sur la libre circulation des personnes, des biens et des services. Face à cette pandémie qui dure depuis plus d’une année, considérez- vous que les Européens ont été globalement solidaires d’une stratégie commune pour lutter contre celle-ci ou plutôt étions nous dans le chacun pour soi ? de plus pensez vous que la Santé doit-être considérée comme une valeur régalienne pour chaque état ? si oui ou non pourquoi ? et pourrions nous envisager une politique de santé européenne intégrée suite à cette crise sanitaire majeure ? et que pensez-vous de l’état de l’industrie pharmaceutique européenne face aux autres compétiteurs mondiaux en termes de recherche, d’innovation et de résultats ?
Le chacun pour soi était l'autre nom du « sauve qui peut »! Quand on a une pandémie qui arrive, qui commence par la Chine et débarque par l’Italie, il y a un moment d'effroi et de bons vieux réflexes s’expriment… On se replie vers les frontières nationales! C'est un peu tragi-comique d'ailleurs parce qu'on est quand même le pays de la « ligne Maginot », dont on a bien vu à quoi elle pouvait servir face aux blindés allemands… Face aux virus, c'est à peu près pareil. J'ai été frappé que les Strasbourgeois aient le droit de venir à Paris, qui étaient un nid d'infection, mais par contre, pas le droit d'aller en Allemagne, où la situation était sous contrôle… Malgré les tentations, on n'a pas eu le droit d'interdire les exportations au sein du marché unique, ce qui nous a protégé nous Français : nous avons pu acheter ailleurs ce que nous n’avion pas, y compris aujourd'hui les vaccins que nous n’avons pas produit sur notre sol - encore heureux qu'il y a la libre circulation !
Si on schématise, au-delà des aspects émotionnels, on peut dire que sur les défis économiques et financiers, il y a au final eu une réponse massive et solidaires des Européens. Certes un peu au forceps, mais il y a quand même eu le relâchement des règles sur les aides d'états et les déficits, puis les aides européennes, puis ce fameux Plan de relance - puis même avant cela, les injections de liquidité massives de la Banque Centrale Européenne. Donc là, la solidarité européenne a été assez rapide et assez massive. Mais vous voyez, je vais prendre l'exemple de la BCE en revenant à notre propos sur le fédéralisme : c'était plus facile quand vous aviez des compétences attribuées à l’UE et une institution fédérale pour agir vite, qui plus est instruite de la crise précédente, celle de la zone euro. Cela contraste naturellement fortement avec la dimension sanitaire de cette crise, dès lors que la santé n'est pas vraiment une compétence européenne. La santé, c’est national dans la plupart des pays de l’UE, voir même régional dans certains d’entre eux. Donc il n'y avait pas vraiment de pratique, de réflexe non plus et de mécanisme approprié au niveau de l’UE. Les choses ont été imaginées et improvisées un peu « sur le tas ». Ca a donc été plus difficile, via la Commission, qui a à la fois encouragé la recherche sur le vaccin et aider les laboratoires à s'agrandir pour le produire. Acheter en commun, c'était bien de faire des achats groupés et puis de les répartir proportionnellement aux populations nationales afin d’éviter la guerre des vaccins. Sachant que si on avait laissé faire, l'Allemagne se serait servie principalement. Elle aurait payé, elle avait l'argent et les poches pleines parce qu'elle tient ses comptes ! Elle avait également sur son sol des laboratoires qui pouvaient trouver le vaccin et qui pouvaient le produire - nous nous serions trouvés fort dépourvu lorsque le vaccin fut venu. Donc cette solidarité européenne, il faut s'en féliciter, en général et en tant que citoyens Français.
Pour l’avenir, il y a eu des propositions en matière d’Europe de la santé, et tout dépend de ce qu’on souhaite faire ensemble. Parce que décider d'un confinement par exemple, ce n'est pas Madame Von Der Leyen qui peut le faire, elle n’en a pas la légitimité. En revanche, rechercher ensemble, financer la recherche avec des fonds européen en les augmentant oui ; faire des achats groupés de vaccins oui ; faire du suivi épidémiologique au niveau européen en harmonisant les procédures, en harmonisant les tests : oui ! Il faut davantage agir ensemble partout où l'union fait la force, donc je parle de la recherche ou du financement de la recherche ou du financement d'achats de vaccin, et puis partout où les libertés de circulation sont concernées. Oui là, il faut renforcer les compétences de l'UE. Mais pour certains éléments, laissons aux Etats assumer leurs responsabilités, comme en matière de confinement - et invitons les à les assumer déjà aujourd’hui, parce que c'était vraiment à eux que revenaient les grandes décisions sanitaires prises pendant cette crise !
Certains Etats Européens doutent de la trajectoire de l'Union Européenne dans les années à venir malgré les plans ambitieux portés par Ursula Von Der Leyen. Dans ce contexte comment l’Europe peut imposer ses choix pour défendre son modèle de développement économique, sociétal et de coopération, de ses valeurs dans un monde instable et globalisé face aux Etats-Unis et la Chine principalement ?
Je crois qu'il y a un travail à faire sur l’identité européenne, en tout cas sur ce qui nous rapproche et de ce que nous avons en commun nous les Européens. On parlait de «Communauté européenne » avant : qu’est-ce qu'on a en commun ? Et si l’on est bien convaincu que l’on a des choses en commun, à ce moment-là affirmer notre souveraineté ! Il faut bâtir l’Europe sur notre proximité, sur notre interdépendance économique et humaine, c’est assez clair. Mais il y a sans doute autre chose, que vous avez mentionné : un « modèle de développement », et c'est vrai que pour le voir émerger, il faut se comparer à d’autres. es Européens essayent de concilier l'efficacité économique, la cohésion sociale et la protection environnementale, dans un cadre pluraliste et démocratique. Tout cela les sépare de la Chine sur plusieurs points que je viens d'évoquer. Ça les sépare un peu également des Etats- Unis notamment sur la cohésion sociale, et même sur les sujets environnementaux avec Trump. Donc, il faut affirmer rapidement ce que nous avons en commun nous les Européens, des valeurs bien sûr mais d'abord ce modèle de développement économique, social et environnemental, politique, que nous avons à consolider et à promouvoir dans la mondialisation. Je crois qu'il faut faire ce travail sur notre identité à la fois en nous comparant au monde et en mesurant notre poids relatif. Nous sommes 5,9% de la population mondiale et à l'horizon 2030-2040-2050 nous allons passer sous les 5 %. Face à des défis globaux, comme le changement climatique, ce qui relève de la biodiversité, les défis migratoires, les défis de sécurité collective, notre Union prend tout son sens, à condition bien sûr qu’elle soit en mesure de délivrer des résultats tangibles. Nous pourrons ainsi éviter le repli sur les frontières nationales, qui ne nous protègent pas de grand-chose, et en tout cas ne nous permettant pas de relever des défis globaux.
Des grands thèmes animeront la politique européenne en 2021 et les années qui suivront. Sur fond de Covid-19, l’UE redoublera d’efforts pour accélérer ses transitions écologique et numérique, et ce par le biais de ses mesures de reprise à hauteur de 1 950 milliards d’euros. Les États de l’UE ne se remettront pas tous en même temps des retombées économiques entraînées par la crise en 2020, a déclaré récemment la Commission européenne appelant les 27 à coopérer étroitement à cet égard.
Non, les pays de l’UE n'ont pas eu les mêmes performances, on est face à une crise qui aura des coûts importants, et dans laquelle tous les Etats-membres ne sont pas entrés dans la même situation. Si on prend l'Allemagne par exemple, elle était dans une situation économique plutôt bonne, elle avait bien respecté ses engagements budgétaires, donc elle avait des marges de manoeuvres importantes pour faire face à la crise. Elle a donc laissé filer les déficits, enfin elle est passée à 80% de dette nationale par rapport à son PIB - nous les Français, nous en sommes à plus de 120 % maintenant… Ce n'est pas insoutenable, mais l'écart s'est encore un peu creusé entre les deux rives du Rhin. Il faut donc que nos Etats et la Commission prennent bien garde que de telles divergences ne deviennent pas insupportables à terme…
Pensez-vous que les 27 coopéreront plus étroitement ensemble ?
Il le faut, et dans un bon esprit. Je vais prendre à nouveau un exemple, dont on parle beaucoup en France, celui des fameux « 3 % » de déficit public prévu par le Pacte de stabilité. Ces 3% n’ont jamais empêché la France de continuer à faire des déficits! On a maintenant 21 ans de recul, puisque tout ça date de l'an 2000 : en 21 ans, la France a été 7 fois sous les 3 % et donc 14 fois au-dessus donc ce n'est pas un « dogme » les 3 %! C'était juste un engagement politique, pris par les Français y compris au moment du référendum de Maastricht que nous n’avons presque jamais tenu. Est-ce que cela nous a d’ailleurs permis de régler nos problèmes fondamentaux de laisser filer les déficits, presque tout le temps ? Quand on va regarder vers l’après crise, bien sûr qu'on pourra revoir un peu les règles du Pacte de stabilité. 3% pourquoi 3%? 60% de dettes, surtout maintenant les dettes ont crevé ce plafond ? Mais malheureusement, nous comme d'autres avons beaucoup fauté, on ne va pas être forcément crédibles pour peser dans la redéfinition des règles, surtout si l'on y va bille en tête en disant que tout ça c'était n'importe quoi. Parce que non, ce qu'a montré cette crise, c'est que ceux qui avaient été sérieux sur le plan budgétaire et bien, ils avaient moins besoin des autres. Les Allemands ont ainsi accordé des aides d'états massives pendant les deux premiers mois de la pandémie parce qu'ils ont les poches pleines - et heureusement que la Commission a peu a peu repris le contrôle en la matière, pour en revenir à une concurrence non faussée…
Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, qui vise à montrer que si le diagnostic n'est pas commun aux Européens, ils auront du mal à coopérer aussi bien que nécessaire pour la suite.
Ou bien au contraire cette crise engendrera de plus grandes divergences ou les intérêts nationaux l’emporteront sur les intérêts européens ?
Je crois que l’enjeu clé est d’abord de regarder vers le monde extérieur. On a de nombreux débats de « copropriétaires » - j'emploie cette expression en rappelant que seuls les Britanniques ont voulu quitter la propriété, ils sont juste à côté maintenant, dans une maison plus petite, avec l’impression d’être chez eux… Nous, on est 27 peuples, on va rester ensemble, aucun peuple ne veut partir… Simplement on n'est pas d'accord sur la gestion de la zone euro, hier on n'était pas d'accord sur la gestion de la crise migratoire, on n'est pas d'accord sur l'état de droit, sur le plan de relance, sur le rôle de l’OTAN… on a plein de désaccords, et c’est inévitable.
C’est là qu’il faut garder à l'esprit le monde extérieur. Car ce qui a beaucoup soudé les Européens dans l'histoire, ce sont les puissances extérieures. Ce qui nous a permis de nous unir, ce sont les Etats-unis qui nous soutenaient face à Staline qui nous faisait peur. Encore aujourd'hui ce qui peut nous unir davantage, c’est le monde extérieur : le changement climatique, la Chine, la Russie, l'Arabie saoudite, les défis migratoires, la Turquie, les terroristes islamistes, le Brésil et le Royaume-uni, etc. C’est tout cela qui nous invite non seulement à rester ensemble, mais à s’unir davantage.
Le changement climatique et la dégradation de l’environnement constituent une menace existentielle pour l’Europe et le reste du monde. Le Pacte vert pour l’Europe est la feuille de route ayant pour objectif de rendre l’économie de l’UE durable. Nous réaliserons cet objectif en transformant les défis climatiques et environnementaux en chances à saisir dans tous les domaines d’action et en garantissant une transition juste et inclusive pour tous. Est-ce utopique dans un monde où les règles du jeu ne sont pas les mêmes pour tous ?
Il faut que chacun fasse sa part, c'est la réponse classique sachant que les Européens ne sont pas n'importe qui. Parce qu'on est une très grande zone économique, le plus grand marché solvable du monde. Si on est bien conscient des défis - et je crois que le diagnostic est maintenant relativement bien partagé - il faut s’aviser que les grands pays développés, qui ont quand même dans l'histoire plus pollué que les émergents, ont une responsabilité particulière. Il faut donc tenir le cap ! La Chine est quand même dans l'accord de Paris, les Etats-Unis, qui en étaient sortis avec Trump, viennent d'y revenir avec Biden, donc on ne peut pas dire qu'il y a énormément de concurrents qui seraient déloyaux car ils n'essayeraient pas d'atteindre les mêmes objectifs en termes de moindre réchauffement climatique. Maintenant si je regarde votre question dans le détail, il reste une énorme inconnue sur les modes de production, qui sont divergents, et donc il y a notamment, pour remettre un peu tout à l'équerre, ce projet de « mécanisme d'ajustement carbone aux frontières » qui va être discuté. On va voir s'il aboutit, ce que je souhaite.
Il va cependant falloir trouver un mécanisme qui ne soit pas trop perturbateur pour les flux commerciaux existants, parce qu’il y a beaucoup d'entreprises et donc d'Européens qui bénéficient des exportations vers les pays émergents. Beaucoup de consommateurs européens bénéficient aussi des importations qui viennent de Chine, simplement parce que c'est moins cher donc bon pour leur pouvoir d'achat. Évidemment il y a d'autres travailleurs Européens qui en pâtissent parce que c'est de la concurrence agressive voire déloyale. Si on arrive à trouver un mécanisme d’ajustement carbone acceptable, cela permettra de remettre un peu d'équilibre dans la concurrence internationale, mais si vous regardez la concurrence avec la Chine, je ne crois pas qu'elle se joue d'abord sur les enjeux environnementaux : elle se joue sur les enjeux sociaux et salariaux, et le fait que ce pays n’est pas une démocratie. Il est certain que le SMIC et les augmentations de salaires sont plus faciles à obtenir en démocratie qu'en dictature…
Ce qui est vraiment très positif pour les Européens, c'est que le Pacte vert nous donne une boussole, c'est le cap à l’horizon 2030 puis 2050. C'est quand même une stratégie d’ensemble, dont la mise en oeuvre peut être accélérée si le nouveau budget européen et les plans de relances sont utilisés correctement, avec un potentiel de transformation de l'économie européenne qui est très prometteur.
L’Europe ne pourrait-elle pas de nouveau apparaître comme porteuse de nouvelles valeurs durables et éthiques ?
Le modèle de développement européen, une responsabilité effective pour la planète mais aussi, au-delà de ça et plus prosaïquement, notre leadership industriel, nous distinguent et nous obligent en effet. Vous avez parlé au tout début de transition numérique et écologique. Le digital, on a quand même un peu raté le train : les grands leaders en matières digitale ce sont notamment les Américains. En revanche, sur la transition verte, le jeu reste encore assez ouvert. Si je prends l'exemple de l'hydrogène renouvelable, il n'y a pas de leaders mondiaux encore, du style américain ou chinois. Comme je j'expliquais dans mon étude Fondapol sur les re-localisations (voir Yves Bertoncini, Relocaliser en France avec l’Europe, Fondapol, 2020), il faut se garder de vouloir refaire des matchs qu’on a perdus! Bien sûr qu'en matière pharmaceutique, il y aura quelques redéploiements et quelques re-localisations après la crise du coronavirus. Mais concentrons-nous plutôt sur les parties qui sont en train de se jouer, et notamment sur tout ce qui relève du verdissement des économies. Il y a beaucoup d'entreprises européennes qui sont bien placées pour en profiter donc ce sera très bénéfique en termes d’innovation et d’emploi.
Face à la mondialisation et à la concurrence accrue de nouveaux pays, la prospérité économique de l'Europe à long terme dépendra de la force de sa base industrielle, de sa recherche et innovation et pas seulement de ses secteurs bancaires et des services. La recherche et l’innovation jouent un rôle essentiel dans l’élaboration des approches et technologies visant à garantir l'avenir du secteur manufacturier en Europe. Pensez-vous que l’Europe soit à la hauteur de ces enjeux et défis à venir ? et pourquoi ? Et la position de la France dans ce « renouveau industriel » ?
C'est vraiment un débat franco-européen qu’il faut avoir sur le sujet - en tout cas, national et européen. Les questions que vous avez posées sont pertinentes sur la place de l'industrie, la base industrielle, la recherche et le soutient à l'industrie et l’on voit bien qu'elles ne sont pas traitées de la même façon par les pays membres de l'UE. Il y a un chiffre qui résume bien la nature des enjeux, celui de la part de l'industrie dans la valeur ajoutée hors construction : en moyenne dans l’UE c'est 19%, l'Italie est légèrement au-dessus, l'Allemagne est à 25%, la France est à 13%… Pourtant on est dans le même marché unique, la même union douanière et commerciale, les mêmes normes environnementales, la même zone euro, alors qu'est ce qui explique ces écarts ? Il y a forcément des éléments de politiques publiques, puisque vous parlez du soutien à la recherche. Et à mon avis il y a des éléments aussi liés à nos tissus industriels.
Je vous donne une piste : la base industrielle allemande est faite de beaucoup d'entreprises de tailles intermédiaires, régionales, familiales, le fameux « Mittelstand ». C'est un modèle que l'on retrouve en Italie et notamment en Italie du nord, avec des entreprises qui sont bien ancrées dans le territoire, avec un écosystème y compris bancaire, de financement, qui du coup ne sont pas de très grands groupes avec des dizaines de filiales dans tous les pays et qui délocalisent en maximisant partout. Est-ce que la situation actuelle n'a pas à voir, si je reviens en France, avec notre tissu industriel, où il y a beaucoup de champions industriels, des très gros même d’un côté, et de l’autre beaucoup de PME, mais entre les deux pas assez
d'entreprises de taille intermédiaire ? Dans tous les cas, il faut quand même beaucoup réfléchir au niveau national. Quand vous dites « renaissance industrielle », je m'en félicite, et si en France on prend des décisions allant dans ce sens - je dis bien en France, sans blâmer l'Europe et la terre entière! - qui permettent d'encourager l'industrie tant mieux! Evidemment en complément de ça ou en parallèle, l'UE pourra elle aussi prendre certaines décisions importantes, comme pour le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières. Ce ne sont d’ailleurs pas les seules initiatives qui sont en discussions en ce moment, il y en a d’autres en matière de concurrence, de politique commerciale…
Abordons la Finance internationale, les Gafa et les cybers mondes qui structurent notre paysage mondial. Ce sont des entités thématiques aux enjeux colossaux aux mains de quelques puissants et puissances. Que pouvons-nous entreprendre, s’il est encore temps, au niveau européen pour contrecarrer ces positions dominantes et avec quelles alliances possibles ? et le rôle de la France ?
Laissez moi d’abord souligner que la meilleure façon de se défendre de la Finance, c’est de ne pas en dépendre trop, avec une dette à 120 % du PIB en bonne partie financée par le monde extérieur. Si les Irlandais, les Grecs à un moment se sont fait mettre à genoux par les marchés financiers, c'est qu'ils en dépendaient, d’autant plus qu’ils ont fait des erreurs de gestion… Quand on gère bien son pays et qu'on emprunte - car évidemment il faut emprunter - un peu moins sur les marchés financiers extérieurs, on n'est pas à la merci de ces investisseurs-là. La régulation de la finance est un grand défi. Il est délicat à relever, puisque le capital est mobile, qu'il arbitre, que si on le sanctionne trop d'un côté il peut partir de l’autre, et en même temps c'est là où les Européens devraient d'avantage utiliser la force de leur marché unique. Il y a une taxe sur les transactions financières qui est en discussion au niveau Européen : cette initiative avait été lancée sur la base d'une coopération renforcée, je crois, sous la présidence de François Hollande. Je ne pense pas qu'Emmanuel Macron y soit particulièrement favorable. Je trouve ça dommage parce que ça pourrait être utile pour réguler un peu le système financier mais aussi pour prélever des ressources qui pourraient financer le budget européen et des politiques publiques. Au moment de la crise financière, il y a quand même eu des décisions fortes qui ont été prises. Michel Barnier étant à l'époque Commissaire européen au marché intérieur et aux services financiers, dit toujours qu'il a fait adopter 41 directives ou règlements, y compris sur la limitation des bonus, qui n'avaient pas du tout plus à certain traders londoniens.
Il y a eu d’autres avancées en Europe, et notamment l'union bancaire européenne, c’est à dire le contrôle par la Banque centrale européenne des très grandes banques systémiques. N’oublions pas en effet que face à la dernière crise financière, ce sont les contribuables qui ont dû renflouer les banques : ça ne sera plus le cas prochainement puisque maintenant elles seront mieux contrôlées et qu’elles paieront elles-mêmes pour le renflouement des banques défaillantes. Donc il y a eu des avancées dans le cadre européen, il y a eu aussi quelques progrès en matière de transparence fiscale. Simplement la difficulté, c'est de parvenir à faire cela au niveau mondial.
Enfin, la prochaine présidence française à l’Europe se déroulera au cours du premier semestre 2022, période lors de laquelle est également prévue l'élection présidentielle française. Hasard du calendrier, quel serait votre principal objectif durant cette période à réaliser tant pour la France que pour l’Europe ?
Je vais résumer en disant qu’il faut saisir cette échéance afin d’avoir un grand débat public sur ce que fait et doit faire l'UE, basé sur une pédagogie de fond, et pas seulement sur de la communication institutionnelle du type « moi je fais ça », "la France fait ça", « la Commission fait ça »… La caravane de la présidence du Conseil ne passe pas souvent dans notre pays, donc profitons-en à des fins pédagogiques ! Sur la substance et compte tenu du contexte international, l'apport principal de la France à la construction européenne me semble désormais prééminent en matière de sécurité collective. La sécurité collective, cela inclue la politique étrangère, la politique de défense, mais aussi la coopération policière, judiciaire, le renseignement, voire l’aide au développement - tout ce qui est utile face aux menaces terroristes et aux menaces sécuritaires au sens large. Après le départ du Royaume-uni, la France est vraiment le pays leader sur ces sujets-là, qui ont d'ailleurs toujours correspondu à une sorte de vocation française. J'essaie de positiver autour de « l'Europe puissance », ce mantra hexagonal très largement partagé chez nous mais pas toujours ailleurs. Je dirais donc « chiche", puisque la France a une position de leadership : est-ce qu'elle fera des propositions nécessaires pour faire avancer l'Europe diplomatique, l'Europe militaire, l'Europe du renseignement, l'Europe de la coopération policière et judiciaire ? Il faut en tous cas que la France prenne pleinement conscience de ses responsabilités en la matière, y compris sur le plan domestique.
Un premier test à cet égard : tant que nous aurons un système de décision qui donne à un homme seul le pouvoir d'envoyer des troupes en Afrique dans la nuit et sans aucun débat, il ne faudra pas venir se plaindre que les Européens ne suivent pas… Parce que dans les autres pays de l’UE, on est en démocratie parlementaire et il faut un minimum d'information et de débats pour envoyer des troupes à l'étranger. Donc j'espère que tout cela sera assumé et que la France fera les ajustements nécessaires dans son positionnement domestique, mais aussi vis à vis de l’OTAN. A cet égard, il y a une expression facile, un « sésame » à utiliser : il faut dire que l'on veut renforcer le « pilier européen de l'Alliance Atlantique », ce qui mettra tout le monde à l’aise. A l’inverse, le concept d’autonomie stratégique divise, il faut arrêter de perdre du temps et de l’énergie sur ce registre.
Dernier défi et non des moindres, il y a aussi ce qui relève des industries de défense, qu’il faut européaniser. La France a longtemps financé des « Rafales », qui sont vraiment des avions de très grande qualité, qu’elle n'arrivait pas à vendre à l’extérieur et en Europe. Désormais, et c'est très positif, il y a des projets européens d'avions de combat, en matière de chars de combat… Il faut ce type de réalisations concrètes pour créer une solidarité indéfectible en matière de défense européenne. Si je veux résumer, je trouve que l'apport de la France au moment de la présidence française l’an prochain et bien au-delà, au cours des prochaines années, c'est vraiment en matière de sécurité collective qu’elle m’apparaît : c’est vraiment sur ce registre que la France a un rôle fédérateur à jouer au sein de l’Union européenne, plus encore après le Brexit.
Interview par Jean-Claude Fontanives, journaliste Parlement et Politiques Internationales
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